Habiter en oiseaux
Vinciane Despret, philosophe des sciences.
Éditions Actes Sud - Octobre 2019
Collection Mondes sauvages -183 pages
Les parties en italiques sont des extraits de l’ouvrage ou de la postface.
On entre en lecture accompagné par un merle au printemps, à l’aube, enthousiaste et exalté. On en ressort avec un merle en février faisant ses gammes avec discrétion.
Entre les deux, que de rencontres :
Des oiseaux, des ornithologues, des philosophes, des théories et beaucoup, beaucoup de questions.
On parle donc d’oiseaux : de Bruants chanteurs, d’Accenteurs Mouchets, de Pouillots Fitis, de Tétras Lyre, de Roitelets, de Rossignols, de Sitelles, de Chardonnerets, d’Huitrier Pie, de Foulques mais aussi de Carouges de Californie, de Viréo à Œil rouge…. Et bien d’autres.
On y découvre qu’« habiter en oiseau» ce n’est pas si simple et que les variations se multiplient non seulement entre les espèces mais au sein de la même espèce dans des habitats différents et parfois même au sein de la même espèce partageant le même habitat (cas des Troglodytes)
Et donc que les territoires peuvent difficilement faire l’objet d’une théorie générale quand on découvre l’invraisemblable diversité des manières d’être que les territoires ont générés.
On retrouve dans cette citation une hypothèse défendue par Vinciane Despret : c’est autant l’oiseau qui fait le territoire que le territoire qui fait l’oiseau.
Et pour étayer ses propos autour de l’idée de territoire, Vinciane Despret nous parlera brièvement des mammifères pour qui le territoire est « un endroit où on sait se cacher » et dans lequel « on adopte un régime de présence historique », à la différence des oiseaux où la présence est bien actuelle et relève plutôt de l’exhibition.
On verra que les guêpes s’avèrent bien moins liées à leur nid qu’on ne le pensait, que pour les chats le territoire n’est pas tant lié à l’espace qu’au temps, que les babouin ignorent les théories et n’en font qu’à leur tête (comme les oiseaux d’ailleurs), que les poulpes sont capables de changer leurs habitudes et de composer sur un mode inédit avec un milieu et donc que les territoires seraient aussi pour les oiseaux des formes qui façonnent des manières d’être social et de s’organiser.
On va y rencontrer des philosophes, des anthropologues des sociologues, Michel Serre, Bruno Latour, Gilles Deleuze et Félix Guattary avec leur concept de « territorialisation/déterritorialisation » (concept qui reste pour moi bien obscur) mais qui, selon Vinciane Despret nous met en garde contre l’interprétation et nous invitent à l’observation et à l’expérimentation.
Elle nous parle d’oiseaux, de territoires et s’intéresse à la manière dont les ornithologues et les zoologues se sont emparés de la question. (Henri Eliot Howard, Margaret Nice, Charles Moffat, Konrad Lorenz, Baptiste Morizot et bien d’autres.)
Elle note qu’au début des années cinquante, le territoire répondait déjà à pas moins de dix fonctions selon les ornithologues. Et que depuis les questionnements se sont multipliés.
L’ambition de cet ouvrage est alors d’essayer d’élucider, sans vouloir expliquer, ces théories scientifiques et de les détourner pour voir comment elles s’articulent aux observations.
Pour montrer combien la question du territoire est « proliférante » voici quelques-unes des nombreuses théories sur le territoire que Vinciane Despret interroge.
· Territoires liés à la rivalité des mâles autour des femelles ? (= femelles considérées comme une ressource pour les mâles…) ?
· Rôle des femelles, femelles et défense du territoire, femelles et chant ?
· Territoire assurant la subsistance alimentaire ?
· Territoire limitateur des conflits, garant de stabilité ?
· Territoire régulateur de l’agressivité ?
· Territoire matière à expression socialisée, traversé d’intentions artistiques ?
· Territoire protecteur contre les prédateurs, les maladies, les parasites ?
· Vision économique du territoire (Cout/avantage) ?
· Territoire régulateur des populations
· Territoire et sa périphérie comme stimulation émotionnelle.
· Etc…….
Vinciane Despret nous montre qu’on peut aujourd’hui s’attacher à des histoires de vie d’oiseaux individuels. Les technologies numériques, GPS, puces, traitement numérique des enregistrements audios par exemple apportent une richesse d’information inaccessible auparavant (l’exemple de l’étude sur les guêpes l’illustre parfaitement.)
Mais surtout, elle pointe un changement de posture des scientifiques, une attention à l’oiseau en tant que sujet qui ne serait pas totalement déterminé par son appartenance à une espèce et par ce que la sélection naturelle aurait engendré.
Dans cet esprit, Baptiste Morizot considère que les oiseaux disposent d’une certaine marge de liberté car des possibles riches bruissent dans l’héritage de la sélection naturelle.
Et qu’une fonction (le chant, la coloration des plumages) c’est une histoire, c’est l’émergence d’une nouveauté qui va trouver un être qui l’accueille et qui va en faire quelque chose, « autre chose » un être qui va entrer dans de nouveaux rapports avec l’air, la température, les congénères, le milieu.
Et que dans cet esprit, le chant le plus frustre est déjà toujours plus compliqué à interpréter que nous n’en sommes capables.
Il nous invite donc à ne pas réduire la fonction au « à quoi ça sert ? »
A quoi ça sert ? » une plume colorée ? un chant élaboré ? un territoire ?
Car ce qui importe, c’est de ne pas perdre de vu cet autre chose.
L’ornithologue devrait alors « se déterritorialiser », au sens de Deleuze (timide hypothèse de ma part…)
Bonne lecture ! Vous l’avez sans doute deviné, ce sont 180 pages un peu « denses » mais ça vaut le coup de s’accrocher !
Le livre sera au GOR et pourra être emprunté, (enfin dès qu’on pourra bouger).
Moi aussi je conclus avec les merles ! Avec ce clin d’œil Éric Chevillard, écrivain adepte des « pas de cotés ».
Non seulement ce couple de merle me laisse la jouissance de son jardin mais il pousse la discrétion et la délicatesse jusqu’à se retirer dès que j’y parais ( L’autofictif).
Ce texte d'Eric Chevillard est extrait de son BLOG "l'autofictif". Il publie depuis septembre 2007, chaque jour, 3 aphorismes (je ne sais pas comment dire autrement) Personnellement j'aime bien.
Moi aussi j'aime la dernière phrase. On a une terrasse recouverte d'une treille , en octobre quand les raisins mûrissent, le merle n'a plus cette délicatesse, si on s'installe sur la terrasse, il vient nous crier son mécontentement, toutes plumes hérissées. C'est très surprenant ! On comprend bien que l'on empiète sur Son territoire et que ce sont Ses raisins...
j'adore la dernière phrase....
Merci Xavier pour cet aperçu qui donne bien envie de le lire ....